Isabelle Rome, magistrate, nous parle de son métier...
Isabelle Rome a accepté de nous parler de son métier de magistrate dans Kezako mundi 22 (novembre 2018). On vous livre aujourd'hui en exclu l'interview complète !
1. Qu’est-ce qui vous a attirée vers les études de droit puis vers la fonction de magistrat ?
Depuis très jeune, j’ai été élevée aux valeurs républicaines par mes parents, notamment mon père qui était instituteur. Ce qui fait que j’ai toujours eu une sensibilité sur les notions de tolérance, de vivre-ensemble… Donc j’ai eu envie de faire du droit. Au début, ça me plaisait moyennement jusqu’à ce que je découvre Rousseau et Le Contrat social en deuxième année. J’ai compris à quoi servait le droit.
Ce qui m’a fait vraiment comprendre, c’est l’idée du contrat social, c’est-à-dire que pour vivre ensemble on a besoin de règles et on forme comme un contrat tous ensemble. Donc si des règles sont violées, il peut y avoir des sanctions. Ça, c’est le droit pénal. Mais en fait tout le droit nous permet de vivre ensemble parce que le droit civil, c’est la régulation si on peut dire des rapports privés, le droit pénal étant la sanction des atteintes aux valeurs protégées. Le recours à la loi permet d’éviter le recours à la force. En tout cas, c’est comme ça que je vois le droit et c’est comme ça que j’envisage mon métier. J’aime bien dire que je suis un artisan du contrat social, et même un artisan de la paix.
En fait mon parcours est très marqué par des livres. Gilbert Cesbron, Chiens perdus sans collier, Montesquieu, De l’Esprit des lois. Ce sont ces lectures qui m'ont décidé à devenir magistrate. Et cela fait 30 ans que je le suis.
2. Vous êtes impliquée également dans la défense des droits des femmes et la promotion de l’égalité entre femmes et hommes. Comment cela se passe-t-il dans le monde judiciaire ? Avez-vous perçu des différences de traitement en tant que femme ? Pourquoi cette thématique vous paraît-elle essentielle ?
Je viens d’être nommée haute fonctionnaire chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes au ministère de la Justice. Et auparavant, j’ai été présidente d’une association pour les droits des femmes. C’était un engagement que j’avais parallèlement à ma profession de magistrat. J’avais fondé et j’ai présidé une association pour les femmes pendant environ 13 ans. Là je dois à la fois coordonner les travaux des différentes directions des ministères pour soutenir le plan gouvernemental sur tout ce qui est lutte contre les violences faites aux femmes, et bien sûr aussi pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Et en interne, j’ai aussi une feuille de route que m’a remise la ministre avec par exemple pour mission d'aider des femmes à accéder à des postes de hiérarchie, essayer d’améliorer l’articulation vie personnelle/vie professionnelle, lutter contre les stéréotypes et réfléchir à réintroduire de la mixité parce que l’on est face à une hyper féminisation des métiers de la justice. Je dois aussi réfléchir aux moyens pour que les garçons aient davantage envie de passer ce concours de la magistrature.
3. La fonction de magistrat en particulier est très féminisée, à quoi cela est-il dû selon vous ?
On a un peu de mal à bien déterminer les causes. D’ailleurs la ministre a commandé une étude avec la ministre de l’Enseignement supérieur sur les causes de désaffection des facs de droit par les garçons. Il y a plein de questions qui se posent. Est-ce que c’est parce q'il s'agit d'un concours et que les garçons aiment moins les concours ? Est-ce que c’est parce qu'ils considèrent qu'il s'agit d'une fonction pas assez valorisante ? Nous émettons beaucoup d’hypothèses, mais il doit certainement y avoir un cumul de causes comme pour beaucoup de sujets. Et je pense que nous sommes sur des stéréotypes qui s’ancrent très jeune, comme dans le domaine des sciences où il y a peu de filles. Là, à l’inverse, il y a plus de femmes en droit. On me disait en revanche que par exemple dès qu’on arrive sur du droit fiscal, dès qu’on met plus de chiffres, à nouveau on compte plus de garçons.
Alors que nous sommes dans les clichés. Il ne faut pas croire que dans les autres métiers on gagne forcément beaucoup plus. Dans la magistrature nous sommes parmi les mieux rémunérés de la fonction publique et puis ce sont des métiers d’action. Quand vous êtes procureur, juge d’instruction, que vous êtes appelé sur un meurtre qui vient d’être commis, que vous devez gérer toutes les urgences, que vous avez des brigades de gendarmerie, des commissariats de police… C’est de l’action et de la prise de décision rapide, en urgence. Donc je pense qu’il faut qu’on insiste là-dessus. Peut-être qu’à un moment donné, l’image a été trop donnée de la femme juge des enfants, aux affaires familiales. Et peut-être qu’il faut redonner une image plus d’action et de pouvoir liée au métier de magistrat.
Je pense aussi qu’il faut que nous réinvestissions le champ des facultés de droit pour parler de nos métiers, parce que je pense qu’il y a une assez mauvaise connaissance des métiers de la justice par les enseignants en droit. Ce n’est pas du tout pour les critiquer, ils font leur enseignement, mais ils ne connaissent pas toujours le fonctionnement des juridictions. Aussi je pense que c’est important qu’on retourne dans les facs de droit pour leur expliquer ce qu’est l’administration judiciaire, ce que signifie être dans un tribunal, dans une juridiction et peut-être aussi qu’on ouvre les portes des tribunaux un peu plus tôt, dès la 2e année de droit, qu’on permette de faire des stages même pas très longs, mais juste pour leur permettre de voir comment ça se passe. Parce qu'aujourd'hui quand ils arrivent, ils sont en master, ils ont déjà fait leur choix souvent. C’est un peu tard.
Bien que la fonction soit très féminisée, sur les postes des très grands tribunaux, les femmes sont encore minoritaires. Il y a eu au cours des dix dernières années une nette progression des femmes dans les postes de hiérarchie. Maintenant, dans la magistrature on ne dit pas « plafond de verre », mais « couloir de verre », parce que sur les postes les plus élevés des grosses juridictions, les femmes souvent sont un peu coincées. Pour obtenir ces postes, il fallait avoir souvent (c’est en train de changer doucement) déjà été présidente de plus petites juridictions. Or, ces postes de président de petites juridictions se prenaient habituellement entre 40-45 ans, à un âge où les femmes, même si les choses changent aussi sur les modèles familiaux, mettent moins en péril l’éducation des enfants… Elles ne prenaient donc pas ces postes-là parce qu’elles avaient encore des enfants à l’école, à éduquer. Cela explique que sur les postes les plus élevés il y ait encore une différence. Cela fait partie des questions sur lesquelles je dois travailler dans l’exercice de cette mission.
4. Lors de votre entrée en fonction en 1987, vous étiez la plus jeune magistrate de France, cela a-t-il eu un impact sur votre carrière ?
Certainement parce que comme j’étais très jeune, je pense que j’ai peut-être été encore plus sensible à ce que j’ai découvert que si j’avais été plus âgée. Ma première fonction, c’était juge de l’application des peines (JAP) dans les prisons de Lyon où je suis restée 6 ans. C'est assez long pour une première fonction, ce qui montre que ça m’a beaucoup plu. Cette première expérience de JAP a été déterminante dans ma vie. J’ai découvert ce qu’était la prison, j’ai découvert ce qu’était aussi la misère sous toutes ses formes. Il y a la misère matérielle certes, mais aussi la misère psychologique, psychiatrique, les dépendances… et tout ça m’a énormément bouleversée ce qui a donné après à ma carrière et même à ma vie un tour assez particulier, avec une grande ouverture et puis toujours un engagement un peu social. J'ai aussi acquis la conviction que la pluridisciplinarité est quelque chose d’important. Lorsque nous sommes avec des toxicomanes délinquants, il est essentiel d'avoir des contacts avec des addictologues, d'être en lien avec les psychiatres, les travailleurs sociaux… Et de cette expérience, j’ai gardé ce réflexe du partage, de la pluridisciplinarité et de la nécessité pour la justice d’être ouverte sur l’extérieur. Un juge ne doit pas rester dans une tour d’ivoire, il doit avoir les yeux ouverts sur le monde extérieur. Pour pouvoir tenter de rendre une justice éclairée, il faut pouvoir regarder le monde.
5. Vous avez occupé diverses fonctions en tant que magistrate (juge d’instruction, JAP, juge des libertés et de la détention), quel est votre souvenir le plus marquant ? Pourquoi cette inclination plutôt pour la branche pénale du droit ?
J’ai occupé toutes les fonctions du siège du juge pénal. J’ai commencé comme JAP, j’ai été juge d’instruction deux fois, j’ai été juge des libertés et de la détention, j’ai siégé en correctionnelle, après en cour d’appel j’ai à nouveau siégé en correctionnelle, j’ai siégé dans une chambre d’instruction et j’ai terminé comme présidente de cour d’assises, avant d’être à ce poste de haute fonctionnaire.
Quand je suis arrivée à la cour d’appel de Versailles, cela aurait été l’occasion de passer au civil, mais cela ne s’est pas fait parce qu’il n’y avait pas de poste disponible au civil à ce moment-là. Et après je me suis dit, j’aime le pénal, donc j’en ai pris mon parti. Je me suis dit tant pis je ne serai pas une magistrate polyvalente, je reste au pénal. Donc c’est un choix que j’ai fait à un moment donné.
Sinon j’ai fait un peu de détachement. Cette profession offre beaucoup d’avantages. Elle évite qu’on s’ennuie. Déjà, moi j’ai choisi un parcours pénal, mais j’aurais pu choisir un parcours plus diversifié. J’ai fait un peu d’affaires familiales, un peu de référés, mais très peu. Mais il y a des collègues qui changent beaucoup plus. On peut être juge d’instance faire des tutelles, après être juge d’instruction, après passer au parquet… Ça c’est quand même un gros atout de pouvoir changer de fonction parce que lorsque l’on change de fonction, on change quasiment de métier.
L’autre aspect, c’est cette possibilité de faire des détachements et donc de partir pendant quelques années dans une autre administration. Et c’est bien aussi de quitter l’institution pendant quelque temps, de « prendre l’air », de voir ce qui se passe ailleurs et après on revient enrichi de cette expérience. J’ai fait un détachement à la politique de la ville. J’étais responsable de la prévention de la délinquance au ministère de la Ville. Je m’occupais de la prévention de la délinquance, de la coordination des conseils communaux de prévention de la délinquance, contrats locaux de sécurité. Et c’est une belle expérience. J’ai fait aussi un peu de cabinet ministériel avec Marylise Lebranchu. Je ne suis pas restée très longtemps « dehors », mais quand même 4-5 ans. Ce qui m’a permis aussi de rebondir. Cela évite de s’ennuyer, d’être blasé. C’est important de pouvoir utiliser cette possibilité de détachement. Et cela nous enrichit.
6. Pourquoi avez-vous éprouvé le besoin ou l’envie d’apporter votre témoignage, de faire part au grand public de votre expérience à travers l’écriture de plusieurs ouvrages ?
J’ai trouvé que c’était important de retourner en prison parce que j’y étais allée beaucoup dans mes premières années de fonction comme JAP et ensuite je me suis rendu compte que les juges n'allaient pas beaucoup en prison. Cela faisait presque 30 ans que j’étais magistrate, je me suis dit que j’avais prononcé des centaines d’années de prison, certes en collégialité mais quand même, et que j’avais envie d’aller derrière les barreaux pour entendre ce que pensais les détenues, les surveillantes des décisions rendues, comment nos décisions étaient perçues de l’autre côté des barreaux. C’était le point de départ. Et comme j’étais impliquée dans une association pour les femmes, je me suis dit que ce serait intéressant de faire ce travail dans une maison d’arrêt pour les femmes. L’autre motif qui sous-tend tous mes écrits, c’est ce besoin viscéral que j’ai de défendre les grands principes républicains fondamentaux, ceux qui fondent notre Etat de droit et sur lesquels on n’a pas le droit de céder. Mes livres, ce sont des petites musiques qui permettent d’affirmer, de réaffirmer ces grands principes, en le faisant de manière imagée. C’est ce qui sous-tend tout mon engagement en tant que magistrate, en tant que femme, en tant qu’auteure, je les ai vraiment chevillés au corps. Cela permet aussi de montrer ce qu’est la prison, sans complaisance parce que je ne suis pas abolitionniste. Ce ,’est pas parce qu’on prend le temps de regarder l’autre qu’on l’excuse, mais on peut quand même le regarder. On a le droit de rester un humain. C’est quelque chose qui est très présent dans toute ma pratique et dans mon premier livre. Je faisais beaucoup de portraits de détenus que j’avais rencontrés, comme je faisais le portrait de victimes d’ailleurs. Pour moi c’est important et quand j’étais présidente de cour d’assises, je m’efforçais toujours de regarder le condamné au moment où je lisais le verdict. Parce que vous savez c’est tellement plus simple de mettre le nez dans ses notes et de dire : « La Cour vous condamne à 30 ans de réclusion criminelle » et vous ne le regardez surtout pas. Mais regarder quelqu’un en face et lui dire « La Cour vous condamne à 30 ans de réclusion criminelle… » ce n’est pas facile, mais j’estime qu’on doit le faire. On est dans l’humanité. C’est un jugement des êtres humains, des hommes, en plus aux assises c’est un jugement collectif rendu par un jury composé de plusieurs citoyens et l’homme condamné est face à six juges, donc ces juges doivent le regarder.
7. Que souhaitez-vous dire aux jeunes lecteurs qui souhaiteraient s’orienter vers le droit, voire vers la magistrature ?
C’est un très beau métier et au bout de 30 ans je suis toujours passionnée et pas blasée. Et justement par la variété des fonctions que le métier de magistrat peut proposer, on ne risque pas de s’ennuyer, on se remet en cause régulièrement, donc ça c’est quelque chose d’important. Et puis il faut bien considérer que nous avons un rôle utile socialement. Ce n’est pas être prétentieux de dire ça. Nous sommes utiles, nous sommes appelés à régler des conflits. C’est pour cette raison que je parle d’artisan du contrat social, d’artisan de la paix, parce que grâce au droit, grâce à la loi, nous réglons des conflits et au pénal nous apportons la réponse de la société face à une transgression. Nous sommes au cœur de l’humain et avec tous les mystères de l’âme humaine c’est intéressant, chaque cas est différent. Même quand j’étais aux assises, je prenais un dossier et je me disais : "Oh encore un crime incestueux, ils se ressemblent tous…" Et en fait, dès qu’on entre dans le dossier, c’est différent et surtout dès qu’on rentre dans la salle d’audiences, c’est chaque fois une nouvelle histoire qui est racontée. C’est passionnant. Et c’est un métier qui laisse beaucoup d’indépendance, où il faut savoir décider. Si vous ne savez pas décider, il ne faut pas être magistrat sinon vous souffrez trop. Il faut assumer ses décisions. C’est un très beau métier, c’est un métier noble. C’est un métier de décideur au service de la loi, de nos concitoyens, pas au service du capital. Selon les postes, il y a de l’action, avec cette notion d’urgence à certains postes, au parquet par exemple. Si vous allez passer une journée à ce qu’on appelle la section de traitement direct, toute la journée vous avez les coups de fil des policiers, des gendarmes qui ont arrêté des gens. Là il ne faut pas se tromper, il faut tout de suite donner la bonne orientation à l’enquête parce que parfois quand les premières choses n’ont pas été faites comme il faut, après cela mène à des affaires comme celle du petit Grégory... Donc ce sont des fonctions de grandes responsabilités où il faut décider très vite et décider juste.